Mon Pays que voici

Elolo Djiakpo

Terre profanée 
bave à la bouche 
morve au nez
large sourire sur le bâillon

Ce pays pue le mort de personne
cadavre sans linceul ni tombe
Il pue la mort de tout le monde
huit millions d’âmes et des poussières d’étoiles
en fosse commune

Nous ne mourrons pas au ventre de l’Atlantique 
pas assez, tant nous aimons cette terre
Nous périssons de plaies internes
du sifflement de matraques 
de crosses et de balles dans le cœur 

Ce pays pue la mort 
la merde
un pied en plein, la matinale !
Des musaraignes au palais et à l’assemblée

Il pue, le pays
Bloqués dans des aubes mortes 
C’est de Demain il fera beau 
tagué au front du grand boulevard  
de Ça va ! sans sentiment
jeté à la mère 
et d’espoir constipé
que nous pendons sous les décombres
badigeonnant la vie et la ville 
de rouille sous les yeux

Alors, nous venons libérer l’espoir ! 

  **

La putréfaction d’un pays se voile mal
c’est un abcès sur le troisième œil 
la porte à sept battants sur la laideur
son pus dégouline de la mémoire faisandée 
jusqu’aux lèvres mouchetées

Il pue, ce pays fourre-tout et tête de poisson séchée 
de la tête à la queue, l’abcès sous les aisselles
de jeunes noyés dans la bouteille, Carrefour GTA 
et de nez saignant de farines coupées au verre broyé

Il pue
le pays mis à genoux, aux pieds de glaise 
de ces Hommes en costumes six pièces sous les Tropiques 
dont les asticots tombent et dansent aux portes du nez
élites !

Il pue
le pays 
comme la natte lessivée des bambins
case vide de ses enfants squattant des consulats 

Ce pays pue autant du dedans que du dehors 

Et nous nous baladons nus 
tatoués au front la honte du pays

On n’est rien sans terre
on est que ver quand son pays pue

On ne se remet pas d’un pays qui tombe
son pays qui chute  
sa terre qui embrasse la décadence 

C’est d’un léger mal de tête
qu’on rend le flambeau quand son pays pue 

Rejoindre le club des 27 ouvert sur nos cieux
ou du fréquent accident vasculaire cérébral 

**

Un Pays de quelques uns

Sénamé Koffi Agbodjinou

Jugez, si ce ne serait du dernier cavalier, mon bail échu et alors que je suis maintenu dans la location, à défaut, seulement le temps qu’y arrive un nouvel occupant, que je choisisse justement ce moment pour, unilatéralement et à ma convenance, entreprendre d'agrémenter le lieu. L’ouvrage se trouve ici de nature à changer totalement l’habitation, quand les visites sont déjà effectuées et que le propriétaire est sur le point de décider son prochain locataire.

Cette autre incongruité : que vous entendiez annoncer, étant dans les starting blocks d’une compétition régionale, que le trophée à l'arrivée serait dorénavant une médaille olympique ! Ce qui donne avantage à tous les concurrents qui auraient été dans la confidence.

C’est ainsi que des parlementaires intérimaires et en plein milieu du processus de leur renouvellement, au Togo, ont initié un renversement constitutionnel octroyant des droits inédits à son assemblée nationale. 

Le dépossédé est le peuple togolais. Entretenu jusqu'ici au moins dans le cynisme de la cyclique mise en scène d’une illusoire souveraineté. Il perd ainsi,le peuple, finalement, les prérogatives du suffrage universel direct, déjà constamment à lui niées, dans le fait. La démocrature comme entérinée. 

C’est ainsi donc que, “sans nous consulter”, nuitamment, on entreprit de nous faire changer de République ! 

Quand on a pointé le ridicule de l’initiative des députés togolais, on n'a pas prévenu le mal. Car le projet de texte dont le sournois de son introduction provoqua un tollé, fut promulgué en mépris total du peuple. Dès lors, il fait constitution sans que son détail ait été jamais publiquement communiqué. De sorte qu’il n’y a pas un seul togolais qui connaissait deux mois après, la loi fondamentale qui est censée déjà  le gouverner. 

Quand on a souligné le tragicomique, on n'a pas expurgé ce cancer qui s’est formé dans la conscience du pays. 

Nous décidâmes d’aller au pus. Convaincus qu’il ne faut point répugner aux extrémités auxquelles nous oblige un régime insensible aux souffrances des Togolais d'être au vif. Il faut maintenir ouverte la plaie, menaçant de se refermer sur l’apathie des Togolais. Il faut en forcer la béance. La triturer. Retourner des chairs. Lui faire rendre tout le sang rance... Il faut encore la sonder pour mettre le doigt sur quelque profond secret qu’elle dissimulerait. Ablater le projet qu'elle portait de gangrener l’espoir. Une façon bien chirurgicale, nécessaire, de faire aujourd'hui, œuvre nationale.

Or il fallait donner à l’événement dont nous parlons, toute son importance sans octroyer la moindre à ses auteurs. Marquer d'une pierre blanche le fait, dans l'histoire encore neuve de notre nation, sans les y admettre eux. 

Aussi n’y a-t-il pas de nom de bourreaux dans cet ouvrage. Frappés d’anonymat, c’est leur première sanction aux putschistes du 25 Mars .

Au togolais supposément apeuré en toute circonstance - le togolais rossé, essoré, roué, rabroué, “déjà frappé’ - le régime a voulu voir s'il subsistait une once de fierté. Il lui a malencontreusement  suscité une âme. Oups !

Une âme inattendûment irréductible que cet ouvrage a capté.

Ainsi que le dispose, en son article 45, la constitution bafouée, un coup de force constitutionnel appelle au devoir de soulèvement. 

Il n’y a pas que la rue à occuper. Il faut les esprits, les cœurs…. donc des tracts, les théâtres aussi, les salles de concerts, les espaces d’exposition,... l'université !

Les auteurs de cet ouvrage sont montés spontanément au créneau. Ils entendent préfigurer la dimension artistico-intellectuelle d'une inéluctable dissidence, la seule à même d’affirmer le sentiment de possession d’une égale part au contrat qui fonde un pays.

Anselme, Douti, la constitution et moi

Kletus Situ

Quand on ne sait pas dire les choses, elles rongent.

Continuellement. Mais comment écrit-on les temps qui ne changent pas ? Comment écrit-on le non-droit, la répression et la forfaiture quand ça vous noue la gorge, l’estomac et les mains ?

Comment écrit-on les coups que l'on prend dans les tripes, le cœur et la tête ? Comment survit-on aux balles perdues et à celles à bout portant qui viennent se loger dans les poitrines d’enfants de 9 ou  12 ans ? Comment, enfin, ne pas mourir quand les rangers vous brisent les côtes et les crosses de fusils vous fracassent le crâne ?

La question que je pose ici, c’est comment écrire l’histoire togolaise. La condition togolaise. Le meurtre et l’ensevelissement permanent de l’idéal national par une clique de maitres-sorciers et leur horde d’apprentis. Ce que je veux crier comme on pleure toutes les larmes de son corps, c’est la négation toute aussi continue de nos aspirations profondes et de notre droit à être.

Le meurtre et la négation, la prédation et le mensonge. Ces logiques qui régentent le Togo depuis six décennies maintenant ont profondément meurtri le cœur de l’enfant de 12 ans que j’étais. Ce soir du 15 avril 2013, j’apprenais au journal de 19h d’une chaîne de télévision privée la mort d'un enfant à Dapaong pendant les manifestations d’élèves ne revendiquant guère plus que le retour en classe de leurs enseignants en grève. Au nom du droit le plus élémentaire à l’enseignement.

Il s’appelait Anselme Sinandaré. Comme moi, il avait 12 ans. Comme moi, il était collégien. Il a été froidement abattu par un des nombreux policiers et autres forces de l'ordre déployées pour mettre fin aux mouvements des élèves. La balle l'a touché en plein cœur, lui a traversé la poitrine, puis est ressortie par le dos en y laissant un trou béant. J’entends encore aujourd’hui très distinctement le cri endolorie que ma mère avait poussé dès l’instant où le journaliste avait fini sa phrase.

Ce qui a tué Anselme aurait également pu me tuer ce 15 avril. J’avais également manifesté ce jour-là dans les rues de Lomé. Délogé de mon collège privé par des élèves du public en colère, refusant l’inégalité d’accès à l'éducation, j'avais marché dans la joie et l’excitation beaucoup plus pour le plaisir et l’adrénaline que par solidarité. Affamés,  mon meilleur ami et moi avions décidé de prendre congés du mouvement. Décision salutaire car cela nous avait dispensé de la confrontation avec les gaz lacrymogènes et les 4*4 de la police dans la descente de la Colombe de la paix. 

Deux jours plus tard, le même journal de la même chaîne annonça le décès d’un autre élève. Douti Sinanléngue, 22 ans, venait de perdre la vie des suites d’une contusion abdominale causée par des coups de crosse reçu d’une meute de policiers au cours de la même journée de manifestation. Depuis j’ai fait de mon cœur et de ma conscience le mausolée sacré d’Anselme et Douti, martyrs du droit constitutionnel et universel à l'éducation. Leurs meurtres restent impunis.

Le temps passe, mais rien ne change. Entre avril 2013 et aujourd'hui, il y a eu encore des grèves et revendications légitimes des enseignants auxquelles l’Etat, rigide, aveugle et sourd n’a répondu que par le dilatoire, la répression administrative des syndicats, la radiation, les arrestations d’élèves et d’enseignants.

Le temps passe, et le sang des enfants du Togo n’a pas arrêté de couler. En 2017, meurent Rachad, 14 ans et Jojo, 13 ans sous les balles de l’armée qui réprimait la contestation populaire contre le régime en place. Des crimes, là encore impunis. En 2023, dans un village à l’intérieur du pays, deux enfants ont perdu la vie car le mur en banco de leur salle de classe s’est effondré sur eux en plein cours.

Une seule logique sous-tend toutes ces tragédies, celles de ceux qui tiennent le Togo. Dictature muée en démocrature oligarchique, qui  ne sait répondre aux appels incessants des togolais au bien être, à la justice sociale et au droit que par la répression, l'arbitraire et la forfaiture. C’est cette même logique qui meut l’illégitime changement de la constitution opéré dans la nuit du 25 au 26 mars 2024 par une Assemblée Nationale dont le mandat a expiré depuis le 7 janvier. La proposition, initiée par presqu’une vingtaine de députés, se réclamant agir au nom d’un peuple togolais et particulièrement d’une jeunesse togolaise qu’ils n’ont pas consulté, voudrait faire passer le Togo à une Ve République avec un régime parlementaire.

Au delà du vice de la procédure, faite en violation de plusieurs articles de la constitution de 1992, au delà du non-respect de la coutume constitutionnelle au Togo, toutes les précédentes constitutions ayant été adoptées par voie référendaire,  c’est un véritable mépris de la souveraineté du peuple togolais qui a été exprimé.

Une constitution, ça ne se change pas sans assise populaire. C’est à la nation toute entière, par le biais de ses forces vives, de toutes ses composantes de faire le bilan de la mise à œuvre du contrat social, et de décider de la nécessité ou non, de l’opportunité ou non de rédiger et de soumettre au référendum un nouveau contrat social.

Tout cela, ceux qui opèrent le coup de force ne l'ignorent pas. Ils savent bien que le peuple togolais n’a de griefs vis-à-vis de la constitution de la IVe République que les multiples violations dont elle a fait l’objet depuis son adoption. Ils savent bien que cette constitution adoptée à plus de 97% n’est ni responsable de la léthargie politique dans laquelle baigne le pays, ni de leurs échecs dans la construction de la prospérité et d’une société juste pour tous.

La séparation claire des pouvoirs, la responsabilité du gouvernement devant l’assemblée nationale, et la reddition des comptes. Toutes ces notions évidentes dans une démocratie qu’on nous présente maintenant comme innovation et avantages particuliers du régime parlementaire, sont déjà consacrées par l'actuelle constitution et son régime semi-présidentiel. Mais ont-elles toujours été respectées par la majorité présidentielle ? Le problème n’a jamais été la loi fondamentale, mais bien le respect de celle-ci. Et son application scrupuleuse et intégrale par les hommes et les femmes qui siègent dans nos institutions !

Par conséquent, les motifs et les arguments répétés en chœur pour soutenir la forfaiture relèvent de la fable et de la fiction juridique. Il s’agit de  constatations  fallacieuses et de malhonnêteté intellectuelle. Ils insultent notre intelligence. Il est évident que ce que poursuivent ces gens, leur dessein inavoué, c’est la consolidation de leur pouvoir et de leur position à la tête du Togo. Ce qu’ils craignent c’est qu’un jour nouveau vienne où les togolais feront sans équivoque le bilan de la médiocrité dans la gouvernance, des litres de sang versés, du déni du droit et du vivant dont ils se sont rendus coupables.


Mais qui a dit que ce jour n’était pas encore venu ? Qui a dit qu'il fallait encore attendre le jour où nous ferons le compte ? Je crois moi, que c’est le moment. Qu'au-delà de la dénonciation et du refus de cet énième coup d’Etat constitutionnel, c’est le moment pour nous togolais de mettre ce système qui régente depuis 57 ans maintenant face à lui-même.

Qu’ils se retournent et contemplent leur œuvre, de quoi sont-ils fiers ? Qu'ont-ils accompli ?

Tristesse civique

Radjoul Mouhamadou

J’écris cette tribune depuis l’abcès de ma « tristesse civique » – expression que j’emprunte à Albert Camus. Je l’écris parce qu’il arrive des jours dans une vie où la provocation d’un événement vous arrache au confort des patries imaginaires que vous vous construisez dans vos têtes pour vous ramener sous la pesanteur de la fratrie concrète des luttes. Vos sermons d’indifférence de la veille se délient. Vous êtes alors assignés à comparaître devant le mauvais temps qu’il fait et à renouveler vos serments trahis. Si ce jour vient à vous, n’allez pas à sa rencontre les mains vides, sachez que vous avez été précédés dans ces contrées du chagrin par toute une fratrie d’écrivains, de résistants, de vaincus, etc.

Lorsque ce jour m’est venu le 19 avril dernier, j’ai chaussé les mots d’Albert Camus pour en découdre avec l’orage qui ne cesse depuis de gronder dans mon continent intérieur. Le refuge d’altitude des livres et la compagnie de quelques arpenteurs de désastres seuls autorisent depuis la mise à distance de l’émotion, pour confronter mon esprit aux vertiges de l’évènement. J’ai trouvé un certain réconfort dans cette idée de « tristesse civique » contre le « pouvoir médiocre » de Lomé – dont les menées attentatoires contre les droits élémentaires de son peuple me sont causes de grandes souffrances. L’étoffe de cette tristesse d’exil ne s'abîme jamais dans les passions tristes. Elle n’est point cousue des fibres de l’impuissance ; elle brode, au contraire, l’étendard du « devoir de résistance » des petites gens et sert d’antidote contre le « droit au déshonneur » dont s’enivrent quelques belles âmes.

Secret des dieux

La République togolaise se présentait jusqu’ici comme une démocratie laquée. Sortie de l’ambiguïté à ses propres dépens, elle s’affiche désormais aux yeux du monde comme la première république parlementaire à constitution secrète. L’arbitraire, toute honte bue, n’a pas vraiment de secret dans les pays où la politique parle au sens propre comme figuré la langue ostensible de la violence brute.

Depuis l’adoption en seconde lecture, le 19 avril dernier, du nouveau texte constitutionnel, non consensuel et tenu secret jusqu’ici, par la majorité présidentielle ; l’actuelle IVe République togolaise vit ses dernières heures de sursis. Avant le dernier clou dans le cercueil de l’alternance électorale intervenu ce 4 mai, le désespoir le disputait déjà à un fort sentiment de dépossession démocratique parmi les Togolais appelés aux urnes dans la foulée. Rien, à part la volonté de conservation du pouvoir, ne justifiait le culte du secret et la célérité de la révision destinée à faire basculer le pays du régime semi-présidentiel actuel à un régime prétendument parlementaire. La présente modification du texte constitutionnel est d’autant plus une confiscation de droits acquis qu’elle raye d’un trait de plume deux décennies de luttes politiques en faveur de la limitation du nombre des mandats présidentiels à deux.

Apposé au grand soulagement des Togolais en 2019, le verrou constitutionnel – levé en 2002 par Eyadema Gnassingbé – était destiné à empêcher Faure Gnassingbé de se maintenir au-delà de 2030. Bien qu’il prévoie un mandat unique pour le « Président de la République », le nouveau texte constitutionnel déverrouille à nouveau la limitation dans le temps des mandats du « Président du Conseil des ministres » qui devient d’emblée le chef du gouvernement. Cette modification ne fait que déshabiller Pierre pour habiller Paul. En ramenant par la fenêtre le problème de l’illimitation des mandats, elle ravive un contentieux qu’on avait cru à tort vidé.

L’impression dominante chez les Togolais, au demeurant, est que l’absence de transparence apparente ce changement précipité de régime à l’imposition frauduleuse d’une marchandise constitutionnelle illégale, dictée par le président actuel aux happy few de sa majorité parlementaire, agissant en bande organisée comme une association de malfaiteurs. Et pour cause, sans quérir l’avis du peuple souverain, 87 députés du parti présidentiel, membres privilégiés de la conspiration nocturne à être dans le secret des dieux, viennent de lui ôter son droit le plus absolu d’élire ses futurs dirigeants par la voie du suffrage universel direct et de réintroduire l’illimitation dans le temps du mandat du futur « Président du Conseil ». Toutes les autres considérations d’ordre juridique mises à part, un changement de constitution – et a fortiori de république –, qui fait l’économie de l’approbation populaire par voie référendaire, peut difficilement être qualifié de légitime.

Jeu (électoral) de dupes

L’opposition togolaise, plus impuissante et plus divisée que jamais, ne s’est bornée pour le moment qu’à dénoncer un putsch constitutionnel à bas bruit. Cette énième vilénie politique au pays des Gnassingbé pourrait prêter à sourire, si cette entreprise savamment cautionnée de dissimulation constitutionnelle n’entraînait pas des conséquences immédiates sur les échéances électorales et sur la stabilité des institutions du pays. Dans l’hypothèse de sa promulgation imminente pour respecter le délai constitutionnel de deux semaines, cette révision manifestement frauduleuse de la constitution togolaise aura déterminé un changement décisif des règles du jeu électoral à dix jours d’un double scrutin (législatives et régionales) et devrait assigner à la prochaine législature le choix des probables prochains « Président du Conseil » et « Président de la République » au suffrage indirect. Cette accélération substitutive d’une élection par une autre, qui devrait en résulter, représente une violation caractérisée du Protocole additionnel de la Cédéao sur la démocratie et la bonne gouvernance qui interdit toute modification non consensuelle des normes électorales dans les six mois précédents une élection.

Pour les plus de quatre millions d’électeurs conviés aux urnes, la modification constitutionnelle n’a pas seulement changé l’enjeu de l’élection du 29 avril 2024, mais elle va probablement supplanter et supprimer l’échéance présidentielle prévue normalement pour se tenir en début d’année 2025. Sans coup férir, le président sortant, Faure Gnassingbé, en se garantissant d’avance un triomphe facile à son parti et à sa personne, vient habilement de préserver ses chances de diriger le pays au-delà de son mandat finissant. Les élections, dans la démocrature togolaise, étant le plus souvent des suffrages à candidature multiple mais à choix unique. En plus du récent redécoupage unilatéral des circonscriptions électorales vivement contesté par l’opposition, le mode de scrutin inadapté à un régime parlementaire avait réduit à néant les chances de l’opposition d’obtenir la majorité absolue ou la minorité de blocage qu’elle estime nécessaire pour faire échec au projet de changement de république.

Ni droit au désespoir…

Il n’y a parfois qu’un pas du désespoir au déshonneur. En effet, la tentation est toujours forte de s’autoriser un « droit au déshonneur » au nom du « droit au désespoir » qu’attisent les échecs, les défaites ou les débâcles. Par gros temps, selon Albert Camus, « la première chose est de ne pas désespérer ». Le désespoir est un luxe que ne peuvent s’octroyer durablement les Togolais. Être togolais, c’est partager l’intimité d’un intarissable sentiment de confiscation de terre, c’est ne point trouver d’autre terre d’élection pour ensevelir définitivement cette douleur. La profonde tristesse d’exil que creuse la spoliation politique togolaise ne trouve non plus asile dans aucune géographie localisée du corps. La superficie de l’affliction que suscite l’appartenance à cette communauté douloureuse s’étend comme un fourmillement à la totalité de l’espace corporel. Elle engourdit les sens et les énergies, sans jamais laisser le moindre répit à l’âme. Il n’y a d’autre refuge que la résistance contre le mal-être togolais, si diffus et si profond que même les frontières de l’exil ne l’arrêtent.

 Avec cette nouvelle péripétie dans la longue histoire de la lutte pour une alternance démocratique, l’hydre démocratorial précipite les Togolais au bord de l’aube tiède de sa renaissance. À intervalle plus ou moins régulier, la tyrannie tente d’inventer de nouveaux procédés pour raffermir son empire à travers de la chirurgie plastique constitutionnelle ou des onctions électorales frauduleuses. Malgré ces mascarades électorales affligeantes qui célèbrent le renouvellement des vœux de l’arbitraire du droit avec le cynisme de la force, le peuple togolais ne sombre jamais définitivement dans le désespoir. Il ne manque jamais de se révolter. Même blotti dans le fond du cachot de ses servitudes ordinaires, paralysé par ses consentements inéclairés, tétanisé par ses désespoirs silencieux, il parvient toujours à bander le courage qu’il lui faut pour érupter son refus et dévisager le soleil assourdissant du pouvoir médiocre qui l’assomme.

… ni droit au déshonneur

Quoiqu’il arrive parfois qu’elle fasse défaillance, l’éthique spontanée de résistance populaire aux séductions corruptrices du renoncement fait cruellement défaut à la fine fleur de l’intelligentsia togolaise. Cette dernière, pour paraphraser Camus, s’est abaissée jusqu’à se faire la servante de l’oppression brutale et de l’arbitraire légalisé. Il est tout de même frappant que le trio d’intellectuels organiques (Adama Kpodar, Komla Kokoroko et Kossivi Hounakey), qui défend avec le plus de pugnacité le processus frauduleux de « révision »/« modification », visant à imposer une nouvelle constitution – tenue secrète jusqu’à ce jour – dans les colonnes des journaux et sur les plateaux des médias, provienne de cette classe d’universitaires qui, sous prétexte de neutralité de l’expertise, n’hésitent jamais à instrumentaliser politiquement la science. Une tragédie comme celle que vit notre pays doit beaucoup au phénomène de la « trahison des élites » (technocratiques) dont la noblesse, si on se fie aux standards éthiques d’Albert Camus, devrait s’enraciner dans deux engagements majeurs : « le refus de mentir sur ce que l’on sait et la résistance à l’oppression ». Il ne devrait pas y avoir qu’un seul choix d’allégeance à faire entre le service de l’intérêt général et le service d’un dictateur.

La neutralité du savoir et de l’expertise dont se prévaut la technocratie togolaise au service du régime des Gnassingbé n’est malheureusement que le faux-nez commode de son adhésion stipendiée à la cause de la tyrannie. Moyennant maroquins ministériels ou postes de direction, ces élites togolaises, rivalisant de simulacres et de forgeries pour s’autojustifier leur collaboration avec le pouvoir de l’arbitraire, évoquent généralement deux raisons cumulatives : la neutralité intrinsèque de l’expertise et le dévouement au service de l’intérêt général. En réalité, il n’en est rien pour l’une comme pour l’autre.

Cette technocratie sert davantage la pérennité du régime et son intérêt carriériste que l’intérêt général togolais. Le « cas Nubukpo » fournit l’exemple le plus chimiquement pur de la contradiction et de la confusion inhérentes à cette posture de fausse neutralité technocratique. Bien qu’à travers son combat contre le franc CFA, Kako Nubukpo passe à l’extérieur de son pays pour être un opposant présomptif d’une pieuvre françafricaine de plus en plus fantomatique, il conserve d’excellents rapports à l’intérieur avec la satrapie togolaise qui, après son passage mi-figue mi-raisin au ministère de la Prospective et de l’Évaluation des politiques publiques, n’a pas hésité à l’appointer à la Francophonie puis à la Commission de l’Uemoa. Il est absolument certain que le passage du technocrate Nubukpo – et même celui des anciens premiers ministres Gilbert Houngbo (2008-2012), Agbéyomé Kodjo, Edem Kodjo et j’en passe des meilleurs – au gouvernement de Faure Gnassingbé n’a apporté aucune amélioration substantielle à la qualité de vie des Togolais.

L’esprit et la matraque ont toujours été les deux béquilles du pouvoir togolais ; et l’intelligentsia finit à la longue par ouvrir les yeux sur sa servitude volontaire et se décider de ne plus courber l’échine devant la force. Avant ce regain de lucidité qui intervient opportunément sur le tard, la neutralité proclamée des meilleurs esprits concourt sciemment à la pérennité du régime togolais qui ne fait qu’empirer le sort des Togolais. La neutralité de l’expertise n’empêche nullement la corrosion du pays par le cancer politique qui le ronge depuis plus d’un demi-siècle. Le caractère cancérigène du régime actuel s’apprécie à travers son refus de tout principe de limitation – dans le temps et dans l’exercice –, en dépit de quoi toutes les belles âmes susmentionnées collaborent sans contrainte et en connaissance de cause. Pendant que les anciens ne rechignent pas à arborer fièrement leurs titres de ministres de Faure Gnassingbé (bientôt 20 ans au pouvoir), les actuels futurs anciens n’hésitent pas à cautionner l’érection du désir d’illimitation qui s’est inscrit dans l’économie libidinale des régimes putschistes civils comme militaires de la sous-région.

Dans leur conjuration des imbéciles contre la démocratie et l’état de droit, ces défenseurs sous stéroïdes de l’autoritarisme technocratique comme les autres apologues d’idéologies frelatées, alliés objectifs du nouvel impérialisme cynique et des nouveaux visages de la tyrannie en treillis (ou pas), proposent un étrange marché de dupes aux peuples d’Afrique : renoncer à la sécurité du droit pour l’orgueil insouverain de l’arbitraire d’un potentat. Un échange perdant-perdant qui, ultimement, ne profite qu’aux seules élites serviles assujetties aux pouvoirs médiocres. C’est définitivement une idiotie bien utile aux collaborationnistes que de présumer et de se prévaloir de la neutralité politique de l’expertise technocratique.

Un jour viendra où il faudra faire l’histoire honnête des fautes et situer les responsabilités de tous ceux qui ont contribué à consolider le régime des Gnassingbé pour plus d’un demi-siècle. La confiscation du pouvoir d’État par une seule famille, contrairement à un poncif qui a la peau dure, ne repose pas sur la seule force des armes. La force seule ne suffisant jamais ; elle doit s’allier l’esprit. Ce jour-là, la responsabilité décisive de ceux qui se réclament aujourd’hui de l’écrin du savoir neutre et se sucrent sous les lambris de la technocratie dévote sera enfin établie. Car depuis les premières heures du règne des Gnassingbé, du père au fils, ils ont su trouver appui sur une certaine technocratie collaborationniste qui a toujours revendiqué pour prix du service de ce qu’elle présente à tort comme l' intérêt général » le plus absolu « droit au déshonneur ».

Pour tribut de son déshonneur, l’actuel aréopage de « technocrates d’État » à la solde de Faure Gnassingbé et de son projet de pouvoir à vie, exige du peuple togolais qu’il consente à la liquidation de sa constitution, de sa république et de son rêve d’alternance démocratique, au nom d’une inscience juridique prétendument neutre et certainement intéressée. Le peuple, en dernier ressort, puisque c’est sur lui que s’exerce ce pouvoir bête et médiocre, « connait celui qui l’opprime » – écrivait Machiavel. En clair, il détient exclusivement le savoir de son oppression. Et il est maître de l’horloge de sa révolte.

Que par nous advienne notre justice

Ayigan

Abstract geometric design with overlapping red shapes on a gray background.

[Adinkra ]
Nea Ope Se Obedi Hene daakye no firi asee sua som ansa*
*Celui qui veut devenir roi doit d’abord apprendre à servir

Qui s’est déjà senti servi par nos prétendus leaders dans ce pays 

Personnellement jamais.

Par contre, j’ai l’impression qu’on se sert toujours de moi.

Qu’on se se sert de moi à chaque fois qu’on va contracter des prêts en mon nom auprès du FMI ou de la Banque Mondiale, 

Qu’on se sert  de moi, chacune des nombreuses fois où des gens en uniforme  m’arrêtent  pour me racketter, 

Qu’on se sert de moi chaque fois qu’on perçoit mes impôts sans que jamais ni les routes, ni les hôpitaux, ni les écoles ne s’améliorent.

Qu’on se sert de moi lorsqu’on me promet qu’une nouvelle constitution adoptée unilatéralement par des personnes qui ne sont plus en mandat est la solution à des problèmes qu’on n’a pas pu résoudre en 60 ans au pouvoir

Abstract geometric pattern with dark gray horizontal lines on a bright yellow background.

[Adinkra]
Nkyinkyim* 
*Tortueux



Jusqu’à quand ? dis-je
Jusqu’à quand dois-je attendre pour qu’enfin  justice advienne? 

N’ai-je pas assez enduré ? 
N’ai-je pas assez pleuré ? 
N’ai-je pas perdu assez de soeurs, de frères et d’ami.es ? 

La vie est tortueuse me dit-on, 
Sois-patient me dit-on, 
Ne cède pas à la fatalité me dit-on,
mais j’emmerde tout ça. 

Tout ce que je demande c’est une vie décente. 
Une vie où je ne crains pas de faire enfermer arbitrairement, où je ne crains pas de mourir dans un hôpital public, où je ne crains pas de me faire écraser sur une route sans éclairage ni passage piéton. 
Une vie où ma seule option n'est pas l'exil.. 

Abstract design of a green triangle intersecting a circle.

[Adinkra]
Sepow*
*Justice




Ne serait-il pas tant de renverser la table ? 
Cette table à laquelle ni toi, ni moi ne serons conviés en régime parlementaire, pas plus qu’on ne l’a été en régime présidentiel ? 
Cette table dressée sur les cadavres encore ensanglantés de nos martyrs ? 
Dressée au milieu de la misère que nous autres appelons la vie ? 
Ou alors allons-nous accepter ce n-ième affront sans bouger ? Avec pour seuls guides des maximes comme “Agbéa lé néné voa élé vivi”** ou  “Allons-y seulement” ? Parce que moi, je n’ai pas envie d’y aller.
 
Je n’ai pas envie d’y aller quand je pense à Sylvanius Olympio assassiné en 1963, aux grévistes assassinés en 1991, à Tavio Amorin assassiné en 1992, aux étudiant.es assassiné.es en 2005, à Kokouvi Agbobli assassiné en 2008, à Moutawakilou Yacoubou torturé et assassiné en 2021, à Joel Egah journaliste emprisonné puis mort "mystérieusement" en 2022, à ces inconnues.us incarcérée.s en ce moment même dans des conditions dignes des pires bateaux négriers.

Oui l’idée que ces mots me condamnent aux yeux de nos bourreaux me hante, comme celle de ne plus pouvoir rentrer chez moi ou de ne plus revoir famille et mes amis. Mais ce qui me hante encore plus c’est de n’avoir aucune réponse quand mon enfant me demandera un jour “Oui mais papa tu avais fait quoi toi pour changer ça ?” 
Alors nique la peur et que par nous, advienne notre justice. 
De nul autre elle ne saurait venir.